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(Partie 2) Petite introduction aux systèmes moraux : Juger et être jugé.

Dernière mise à jour : 20 févr. 2023

Qu’est-ce qui nous fait bouger, nous motive, régit nos actions ? Qu’est-ce qui est à la source des conflits, des désirs et des décisions sociétales ? On dirait qu’il y a toujours un système moral derrière tout ça. Il a ses codes, ses valeurs, les actions qu’il encourage et celles qu’il condamne. Cet article en deux parties propose de jeter un œil analytique à ces systèmes à l’aide d’un peu de philosophie.


Auteur : Sebastian Demolder (sebastiandemo1999@gmail.com)



"Panopticon" by Paolo Trabattoni is licensed under CC BY 2.0. To view a copy of this license, visit https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/?ref=openverse.



Avec l’illusion, le jugement constitue le deuxième mécanisme majeur de nos systèmes moraux. Nous avions vu qu’un système moral grouillait d’illusions, qu’elles s’immisçaient en nous, qu’elles nous animaient, qu’elles servaient en définitive à asseoir des ordres sociaux et politiques. Le jugement, lui, a pour fonction de mettre en place et de protéger l’illusion. Il permet de décrire ce qu’il se passe exactement lorsqu’une illusion dominatrice prend le dessus (le plus souvent sous la forme d’une idéologie), lorsqu’elle décide de s’asseoir au niveau des esprits et d’organiser la vie quotidienne au niveau concret des corps. Toute idéologie, toute illusion dominatrice, a ses jugements. Exemple, les instances de jugement de l’Eglise catholique : la censure comme jugement des idées et des créations nouvelles (elle passe par un jugement à la fois esthétique et épistémologique, mais aussi physique lorsque l’auteur ou l’artiste est condamné ou brûlé vif pour sa création), l’inquisition et les guerres saintes comme jugement par la force de l’Autre de l’illusion chrétienne, la culture de la culpabilité et de l’ « auto-jugement », le confessionnal où l’on décharge sa culpabilité sur le jugement silencieux et secret du prêtre, le jour du Jugement dernier comme instance abstraite de jugement permanent et quotidien des comportements.


On l’aura compris le jugement entretient des liens étroits avec l’oppression, à la fois physique et mentale, et avec une forme de violence acceptée voire recherchée par qui la subit. On tire un plaisir malin à juger et à être jugé. Mais qu’on ne s’y trompe pas, le jugement n’est pas exclusif à la période chrétienne. Nous vivons aussi de nos jours parmi nombre de jugements, des jugements d’autant plus forts et violents qu’ils se font discrètement, de manière communément justifiée et de façon quasi permanente. Et vous n’y échappez pas, vous, jugeurs pervers, pauvres jugés.


Jugement premier


Émettre des jugements partout et tout le temps, dans toutes les sphères sociales, à chaque étape de la vie d’un individu et dans tous les domaines. Dès la plus petite des enfances nous subissons des jugements de tous types : en famille les parents nous jugent (« tu fais mal », « il ne faut pas être comme ceci, sois comme cela », « tu dois ») et souvent leur jugement demeure en nous bien après l’enfance et nous nous le répétons silencieusement ; à l’école jugement des élèves entre eux, des élèves par les profs, des profs entre eux, des profs par les autorités ; à l’université même chose ; en psychothérapie, entre jeunes, dans les arts, au travail, sur les réseaux, au tribunal…


Le Jugement c’est un classificateur, un organisateur, un structurateur. Ce qu’il fait est très simple : il découpe et il attribue. Il crée des catégories et fixe des fonctions. Le Jugement clarifie et stabilise le réel. Parfois il essaye de se justifier, mais souvent il s’est débrouillé pour qu’en face de lui on se dise « mais oui, ça va de soi ». Le Jugement c’est le plus grand des pragmatiques mais aussi le plus violent des décideurs. Le juge, en jugeant, crée performativement et effectivement, sur base de critères définis législativement, un classement qui distingue le criminel de l’innocent. Par le même geste, il leur attribue respectivement les fonctions « purger une peine en prison » et « vivre en liberté ». Le psychiatre peut sembler plus fin que le juge, il jongle avec des catégories plus nombreuses et plus complexes (le juge et le psychiatre partagent aussi un autre point commun : ils ont tous les deux passé à peu près un tiers de leur vie à être jugés pour pouvoir juger à leur tour). Son jugement n’en est pas moins radical. Quelques symptômes, un questionnaire, et puis le verdict tombe, le diagnostic vous catégorise et vous attribue la fonction « suivre une thérapie » ou « prendre des médicaments », et surtout (implicitement) la fonction psychiatrique par excellence : « être défectueux ; être anormal ; être porteur de pathologie ». Oubliez l’enfant que vous étiez, le jeune adulte que vous êtes, à présent vous serez, et ce probablement pour le reste de votre vie : dépressif clinique, bipolaire, borderline, schizophrène paranoïaque. Quand nous disons que le Jugement attribue, c’est dans le sens de l’impératif, il pose un mot d’ordre, il vous dicte ce que vous êtes, devriez être et ce que vous ne serez plus. Le jugement est castration.


Quand nous disons qu’il découpe, il faut l’entendre au sens abstrait (il crée des catégories structurantes) mais aussi au sens le plus physique, corporel. Le jugement découpe à même le corps, à même notre chair : « Ton corps sera une mécanique organisée avec des parties ayant chacune sa fonction. Les jambes auront pour fonction « marcher, sauter, se plier », ton estomac « ingérer la nourriture », ton foie « gérer l’équilibre des graisses et des glucides », ton cerveau « planifier, calculer, prévoir ». Bref, « ton corps aura des organes dont la fonction sera toujours déjà établie ». Le corps a tout entier déjà été jugé, et, pour tous, ça va de soi. Utiliser une partie du corps en dehors des fonctions qui lui ont été attribuées par le système du Jugement c’est s’exposer à un retour de force de ce même jugement, à son oppression, à sa punition, à son regard.


Le jugement organise au sens où il nous crée des organes déterminés. De même, l’organisation d’une société c’est la création de ses organes déterminés dans lesquels les individus vont, et doivent, se mettre à fonctionner. Gare à quiconque refuse ou met en danger l’organisation. Les organes d’une société sont peut-être réalisés « rationnellement », mais ils sont loin d'être ceux qui de tout temps seront les meilleurs, encore moins ceux qui étaient prédestinés à se mettre en place. Ils sont issus d’un jugement, propres à une illusion déterminée, à une illusion qui aurait pu être autre.


Jugement second


Oppression. Il n’y a qu’à penser aux pratiques sexuelles considérées comme déviantes tant par la tradition religieuse que psychiatrique. Lorsque quelqu’un utilisait son anus dans une perspective sexuelle avec la fonction « générer du plaisir » alors qu’il était initialement défini comme organe de la défécation, il s’exposait aux plus terribles châtiments. La sodomie comme péché. D’où également l’oppression morale que subissent aujourd’hui les communautés utilisant leurs corps en dehors des fonctions de genre traditionnelles. Être né avec un pénis, mais ne pas le considérer comme ayant une fonction proprement reproductrice, et ne pas se considérer soi-même comme ayant la fonction « homme », c’est s’exposer aux critiques et oppressions morales du type « c’est contre-nature », « pourtant ça va de soi ». Mais créer frénétiquement de nouvelles catégories qui s’opposent ou se soustraient aux anciennes, attribuer de nouvelles fonctions au corps et au genre, bien que l’intention soit celle d’une libération, peut très vite se renverser en une nouvelle doctrine du jugement. Les catégories ont simplement changé, et par leur nombre elles oppressent peut-être plus que les anciennes, parce que par leur nombre et leur spécification elles permettent moins de mouvement et de nuance. Elles découpent plus et plus précisément, entailles au scalpel, jugement plus subtil. D’où l’expression « il faut voir la personne avant tout ». « Personne » ayant ici un sens à la fois totalisant et vidé, désignant une catégorie large, floue et donc permissive qui n’enferme pas son ou sa destinataire.


Punition. Le jugement puni deux fois. Une première fois lorsqu’il fait son travail – catégorise et attribue une fonction – une seconde fois lorsque la catégorie ou la fonction n’a pas été respectée. Punition par humiliation ou travail forcé du « mauvais élève », enfant initialement catégorisé « élève » qui n’a pas respecté les règles de la catégorie pour x ou y raison et qui se voit jugé, mis à l’écart par le système dans lequel il est censé fonctionner. Punition par humiliation et enfermement du citoyen n’ayant pas respecté la loi. Punition de ce membre du groupe qui ne respecte plus le code vestimentaire à la mode, les codes culturels auxquels se référer, du type de langage à utiliser etc. Punition, jadis, des sodomites. Punition de soi-même par soi-même lorsqu’on n’a pas agi de façon cohérente avec les catégories qu’on s’est posées auparavant. Dès qu’il y a en nous une attente, une représentation de ce que devraient être les choses, une catégorie préétablie dans laquelle va rentrer le monde qui nous entoure, avec laquelle on cadrera nos rencontres avec autrui : punition et humiliation, aussi fines soient-elles.


Juger par les yeux


Regard. Le Jugement utilise les yeux (il a ses sens de prédilection : la vue, la mémoire, l’intelligence sociale). Par le regard il peut vérifier en un temps record et de façon efficace si tout correspond bien à son découpage, à son organisation. Il s’agit toujours pour notre paix personnelle de « se libérer du regard de l’autre » tant pour le criminel que pour le fou, tant pour eux que pour n’importe qui d’autre. Se libérer du regard de l’autre, n’est-ce pas ce que tout le monde souhaite secrètement au sortir de l’adolescence ? L’adolescence c’est sans doute le moment le plus infesté de jugements en tout genre, car c’est là précisément, au sortir de l’enfance, qu’il est temps pour l’individu d’attraper une fonction et d’être utile à la société. Mais dans les faits, il n’y a rien qui ressemble à une telle libération. « Se libérer du regard de l’autre » est probablement la plus grosse des arnaques : le regard on n’y échappe pas, encore moins de nos jours. Plus qu’une libération, l’expression cache plutôt quelque chose de l’ordre du contrat. On ne cesse de passer des contrats avec le regard des autres (on passe des contrats avec la société, les codes sociaux et culturels, le système moral, avec nos jugeurs). On « négocie » avec eux. On en accepte certains pour mieux en supporter d’autres, un peu comme on choisit un camp par survie plus que par conviction. On accepte d’incarner telle ou telle fonction, de se plier à un tel jugement ou à plusieurs (« je serai fonctionnaire, employé, ouvrier ; je m’habillerai avec tel style, consommerai de telle manière ; je serai fan de telle artiste ; défendrai telle cause »). On accepte de vivre certaines illusions plutôt que d’autres. Le prix d’un contrat c’est la honte et la culpabilité, émotions inévitables du jugé n’ayant pas d’autre choix que de devenir lui-même jugeur pour déléguer l’humiliation sur un nouveau jugé. Apprendre à jouer le jeu, à négocier les regards. Tout est une question d’équilibre. Et le Jugement a réussi si tout est bien stabilisé et catégorisé.


En fait le Jugement a terriblement peur de la différence. C’est un grand névrosé, incapable de gérer la nouveauté, il ne fait que l’esquiver (le neuf, c’est ce qui diffère du déjà connu, ce qui échappe à ce qu’on pensait connaitre, à ce qu’on envisageait de peut-être connaitre). D’où la nécessité panique de tout catégoriser, de tout fixer, d’attribuer un rôle et une fonction à tout et n’importe quoi le plus vite possible, à ne laisser la place à aucun vide. C’est toujours depuis un oubli, depuis un vide laissé pour compte que surgit la nouveauté la plus radicale. Si la nouveauté défie le système du Jugement, c’est qu'elle lui rappelle qu’il n’est justement que jugement, qu’il n’est capable que de catégoriser et d’attribuer des fonctions. Personne d’autre que lui n’arrive aussi bien à clôturer, sécuriser, enfermer, faire survivre. Mais c’est un grand incapable, incapable de nouveauté, incapable de différence. Il s’enferme dans l’humiliation de son propre cycle.


Et vous, que jugez-vous ? Quel est le prix de votre jugement ?

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